Conséquences de la réduction de la production d’engrais azotés en 2021
S’adaptant à la flambée du prix du gaz, les producteurs d’engrais azotés ont décidés de réduire la production en 2021. Ainsi, par exemple, le groupe norvégien Yara a annoncé réduire de 40 % sa production et l’allemand BASF a diminué sa production chez-nous, dans son usine d’Anvers.
D’un point de vue environnemental, la réduction de la production d’engrais azoté peut apparaître comme une bonne chose, en effet, ces engrais sont responsables d’importantes émissions de gaz à effet de serre et de pollutions des eaux.
Mais par ailleurs, les engrais azotés sont les principaux facteurs de croissance végétale, au niveau mondial ils soutiennent considérablement la production alimentaire et ils impactent donc directement notre assiette.
Pour fixer les idées disons que les quelques 110 millions de tonnes d’engrais azotés utilisés chaque année par l’agriculture mondiale, permettent de produire à peu près l’équivalent d’une demi tonne de céréale par an et par humain, soit les 2/3 des besoins calorifiques d’un omnivore et 2 fois les besoins alimentaires d’un végétalien. Dans les faits, une part importante de ce potentiel est aussi consacré à la production d’agro-carburants.
Dans le court terme il n‘y a guère d’alternative à l’engrais azoté, les fumiers issus de l’élevage par exemple, si ils contiennent bien de l’azote organique, sont eux aussi en quelque sort produits au moyen d’engrais azotés. En effet le bilan mondial est clair : l’élevage consomme 55 millions de tonnes d’azote de synthèse (la moitié de la production mondiale !) et n’en restitue que 26 millions de tonnes sous forme de fertilisants organiques, il faut donc en moyenne deux unités d’engrais chimique pour produire une unité d’engrais organique via l’élevage.
Déjà cette situation inquiète les conseillers agricoles, car elle s’inscrit dans le cadre d’une conjoncture tendue depuis des années chez les producteurs d’engrais avec des stocks mondiaux très faibles.
La conséquence directe pour les agriculteurs est une flambée des prix des engrais qui atteignent actuellement des niveaux historiques et on prévoit des ruptures d’approvisionnements à très court terme.
« Aujourd’hui, un distributeur qui réclame un certain volume, n’en obtiendra qu’entre 20 % et un tiers auprès de son fournisseur. […] Et les prix sont à des niveaux dingues. Conséquence le marché français n’est couvert qu’à 60 % des besoins », confiait Olivier Bidaut, président de la commission Agrofournitures à la Fédération du négoce agricole (FNA) dans Ouest France.
Les agriculteurs connaissent des situations très diversifiées, certains producteurs auront sans doute les moyens de se fournir en engrais et ils répercuteront simplement l’augmentation du coût des engrais sur les prix de vente de leur production. Mais pour d’autres, leur situation économique et pratique ne leur permettront pas d’accéder à des quantités suffisantes d’engrais à temps (car l’agriculture est saisonnière, on l’oublie trop souvent), réduisant de ce fait leur productivité en précipitant les plus précaires vers la faillite. Dans ces cas, la réduction de la disponibilité des engrais occasionnera dès 2022 une réduction de la production alimentaire dont les effets se prolongeront jusqu’en 2023 au moins, suite à des cessations d’activité.
Moins d’engrais azoté disponibles c’est donc moins de production alimentaire et à priori, sans changement des habitudes de consommations et des systèmes de production, une réduction de la biomasse humaine en perspective. En quelques sortes, on pourrait dire que nos corps sont « produits » indirectement avec de l’engrais azoté.
Dans le meilleur des cas, nous aurons donc à faire face à une augmentation des prix comme on l’a connu dans d’autres secteurs cette année, mais aussi peut-être devrons-nous faire face à des ruptures d’approvisionnement, des pénuries temporaires, ce qui peut-être nettement plus inconfortable !
Désengagement des consom’acteurs vis-à-vis des circuits courts et des petits producteurs locaux
Alors que depuis au moins 10 ans, le secteur de l’agriculture de proximité, les projets « verts », locaux, citoyens, durables, etc… connaissait une progression continue et très positive, 2021 a surpris tout le monde.
Lors du premier confinement, les circuits courts et les projets « nature » de retour à la terre ont bénéficié d’un léger boum, d’un soutien accrût de consom’acteurs retrouvant du temps et probablement en quête de sens. Ce retour à la ferme est difficile à évaluer et il était peut-être inférieur à ce que l’on pouvait attendre du contexte, comme si on avait pas saisi l’importance et la profondeur de cette crise, pour fixer les idées disons + 20 %.
Mais ensuite, vers le mois de juin 2021, lorsque tout à progressivement ré-ouvert, les acteurs ont tous été surpris de constater la fonte rapide de ce soutien, jusqu’à même gravement inverser la tendance, disons – 20 à – 60 %, selon les projets et activités.
L’explication de ce phénomène pose encore question et mériterait d’être étudié sérieusement, la reprise semble avoir coïncidé avec un manque de temps et peut-être d’espoir, les consommateurs sont factuellement retournés au super-marché.
Alors que jusque là on pouvait se lancer dans la production maraîchère sans trop se préoccuper des débouchés, car les produits locaux « se vendaient tout-seuls », on s’est retrouvé dans une situation où la baisse des ventes directes ne pouvait plus être compensée par le petit commerce local « désolé, on arrive déjà pas à écouler tout ce que nos producteurs habituels nous livrent ». Cet été, une Entreprise de Formation par le Travail bien implantée depuis plus de 20 ans a appelé au secours, puis décide d’arrêter le petit marché qu’elle tenait sur le parking d’une grande surface où elle tentait d’écouler ses produits bio devenus excédentaires, faute de clients. Un projet bien en vue décide de réduire la voilure, l’équipe s’étiole, cherche des remplaçants maraîchers sans arriver à les trouver. Tel projet est à revendre, terre, matériel, installation incluse,…
En janvier 2022, la revue Tchak se fend même d’un long article sur le sujet « Maraîchage : les mangeurs sont-ils volages ? »
Et donc, après l’année catastrophique qu’on connus les petits producteurs locaux en 2021, tant au niveau du climat que de la vente ou encore de la participation, il ne faut pas trop s’attendre à pouvoir compter, en 2022, sur un boum de la relocalisation de la petite agriculture pour compenser les difficultés d’approvisionnement de la production en grand des super-marchés.
Instabilité globale
Avec ces deux facteurs préoccupants on peut déjà conclure avec une quasi certitude à la programmation d’une crise alimentaire à partir de 2022. Sa gravité sera toutefois potentiellement impactée en sus par d’autres facteurs et conjonctures : aléas climatiques, pénuries et difficultés d’approvisionnement dans d’autres secteurs impactant la disponibilité des biens d’équipements, fermeture des frontières, instabilité géopolitique, coût de l’énergie, tensions politiques internes,…
Un importateur de micro-tracteur, au cœur de l’été 2021, se plaint de ses difficultés : « avant on trouvait un conteneur en 2-3 jours pour 2-3000 euros, maintenant il faut 2-3 semaines et les prix sont multipliés ».
Notons aussi que généralement, les difficultés d’approvisionnement alimentaire génèrent des tensions extrêmes et une instabilité politique qui peut à son tour impacter négativement la production et les chaînes d’approvisionnement.
« Entre la démocratie et la barbarie, il n’y a que cinq repas. ” Winston Churchill.
Et au-delà de la conjoncture, la pénurie alimentaire semble inscrite dans notre future, comme l’envisageait déjà en 2013 l’étude de Pablo Servigne « Nourrir l’Europe en temps de crise ». Et Pablo Servigne n’est pas seul à évoquer la précarité de nos chaînes d’approvisionnement alimentaires, dans son livre « Les Paysans du XXIe siècle » J.D. Van der Ploeg décrit par exemple les « empires alimentaires » qui nous nourrissent comme des géants aux pieds d’argile. Ou encore Christian Dupraz, chercheur à l’INRA de Montpellier, ne trouve déjà depuis plus de 10 ans d’autres explications au plafonnement des rendements agricoles en France, que l’impact du changement climatique.
Or lorsqu’une crise vient s’appuyer sur une tendance lourde (dégradation des sols, épisodes météorologiques extrêmes, effondrement des écosystèmes, disparition des agriculteurs et des abeilles,…), la sortie de crise s’annonce probablement compliquée.
Impact sur notre vie en 2022 – 2023
Alors que la dernière génération qui a connu la faim en Europe de l’Ouest s’éteint doucement, ceux qui n’ont jamais connus que la fascination des super-marchés toujours pleins ne peuvent pas imaginer la pénurie et la fragilité d’un système alimentaire globalisé en cas d’accroc.
On résonne en stock, or ça fait longtemps que plus personne ne fait des stocks, que les entreprises fonctionnement en zéro-stock, flux tendus, « just in time », ça fait longtemps que les États n’ont plus de greniers à blé et que l’Europe ne finance plus de frigos pour stocker les excédents et que plus personne n’a de réserves personnelles de guerre à la cave.
Or on résonne toujours en stock, on se dit que ça va aller, que le marché y pourvoira, que globalement on pourrait nourrir bien plus de gens à leur faim en luttant contre le gaspillage et en changeant nos habitudes de consommations. Et même si tout cela est vrai, on oublie dans le raisonnement un fait dérangeant : nous ne mangeons pas un potentiel de production, nous ne mangeons pas ici ou ailleurs, nous mangeons un flux alimentaire qui doit parvenir jusqu’à nous tous les jours sans trop d’interruptions.
Et si ce flux s’interrompt sur une durée de 100 jours, nous ne serons plus là pour le raconter, toutes les productions potentielles qui nous parviendront par la suite ne nous seront plus d’aucun secours, le corps humain ne survit pas plus de 100 jours sans manger.
En 2022, pour la première fois depuis l’après-guerre, le monde occidental risque de connaître des interruptions de ce flux.
On peut certainement parier à coups sûr sur une augmentation significative des prix des productions végétales en 2022, puis progressivement de la plupart des productions animales en 2023 – 2024.
Des effets qui peuvent sembler paradoxaux risquent de survenir, par exemple il est probable qu’en 2023, les éleveurs confrontés à la montée des prix des aliments pour bétail vont réduire leurs troupeaux, ce qui occasionnerait une abondance de viande sur le marché et donc une chute temporaire des prix.
Quoiqu’il en soit, on peut s’attendre, dans le meilleur des cas, à une hausse des prix globale à la consommation, en premier lieu pour les productions végétales. Dans un scénario plus extrême on devrait faire face à des pénuries temporaires de certains produits et dans le scénario le plus catastrophique qui pourrait résulter de l’accumulation de facteurs négatifs supplémentaires (aléas climatiques, instabilité politique, géopolitique,…), on pourrait malheureusement avoir à faire face à la faim.
Que faire à un niveau individuel, comment s’adapter en tant que mangeur ?
En pareille circonstances, les acteurs professionnels font généralement face de deux manières : ils constituent des stocks et sécurisent leurs approvisionnements en contractualisant avec leurs fournisseurs.
Ces stratégies peuvent aussi être appliquées à un niveau individuel sans soucis, dans ce cas, le premier et principal problème consiste à quantifier les besoins.
100 jours c’est l’espérance de vie d’un gréviste de la faim et c’est aussi le temps qu’il faut à la plupart des cultures pour arriver à maturité.
Fixons l’objectif à sécuriser les approvisionnements en vivres de la famille pour une période de 100 jours.
A priori, stocker des produits animaux est cher, plus technique (frigo, salaisons,…) et n’est peut-être pas pertinent (il est probable que le prix de la viande diminue dans un premier temps, suite à l’augmentation du taux de réforme dans les élevages). On envisagera donc pas ici de stocker ce type de produits, toutefois rien n’empêche de mettre au congélateur du beurre, du fromage, de la viande selon les appétits et habitudes et pour les plaisirs gustatifs de ceux qui le souhaitent. En période de crise alimentaire, le plaisir c’est important car il impacte positivement le moral.
En considérant donc uniquement les produits végétaux nécessaires à combler totalement les besoins alimentaires de la famille pendant 100 jours, on doit à peu près constituer un stock d’un poids équivalent à cette famille.
Il faut environs 70 % du poids de la famille en céréales (riz, pâtes, couscous, farine,…) ; 7 % de ce poids en huile ; 7 % de légumineuses (lentilles, pois-chiche, haricots secs,…) et 20 % de légumes frais.
Dans le cas de ma famille (2 parents et 3 enfants), nous pesons 265 kg et les produits secs que nous devrions stocker représentent actuellement un budget d’environs 1000€.
Pour les produits frais, la conservation n’est pas possible ou requière des procédés techniques qui ne sont pas simples (lactofermentation, stérilisation, congélation, séchage, frigo). De même, la production individuelle de ces aliments est très technique (jardin) et bien souvent les amateurs n’arrivent à produire que pendant une partie très réduite de l’année, classiquement en automne. Bref, si on part de zéro c’est très largement hors de portée. Mais disposer de produits frais est capital pour les oligo-éléments et vitamines, mais aussi pour garder le moral (imaginons la tête d’une personne qui se serait nourrie de pâtes sans sauce pendant 3 mois…).
Une solution simple existe toutefois : contractualiser avec un petit producteur local en prenant un abonnement panier de type AMAP. Chez-nous il en coûtera 165 euros/ 3 mois.
Donc, pour un investissement potentiellement rentable (imaginons que les prix alimentaires doublent en un an) d’environs 1165€, sans mobiliser aucune compétence et sans que cela ne demande plus de temps ou d’aménagement que un jour pour aller faire les courses et organiser les rangements, le stock de survie est accessible à une famille de bonne taille comme la mienne.
Tout juste faudra-t-il prévoir d’aller chercher son panier une fois par semaine, d’acheter quelques grands contenants pour protéger le sec des rongeurs, des mites et de tenir une gestion du stock « first in first out » au moyen d’étiquettes mentionnant la date. Il convient en effet de faire tourner le stock plutôt que de l’oublier jusqu’à la date de péremption. On choisira des produits que l’on consomme habituellement plutôt que des produits low-cost peu appétissants, l’idée étant de se servir dans le stock pour les besoins journaliers et de reconstituer ce stock au fur et à mesure par des achats compensatoires tant que la situation le permet.
Perspectives d’actions plus globales
Assurer notre survie personnelle sans dépendre, et donc risquer d’être à charge de la prévoyance des autres, est essentiel, « charité bien ordonnée commence par soi-même ». Si chaque belge prenait cette décision, cela constituerait un investissement en vivres de 0,2 % de notre patrimoine moyen.
Mais au-delà de cela, certains (organisations privées, groupes de solidarité, et pourquoi pas les pouvoirs publics) souhaiteront aller plus loin pour adresser un éventuel problème de pénurie et traiter les problèmes qu’on aura pas anticipés ou secourir les plus démunis.
Dans ce cadre, deux acteurs de la production agricole devraient bénéficier d’une attention particulière : les élevages intensifs et les petits producteurs locaux orientés circuit court.
Les premiers représentant en quelque sorte le passé et les seconds l’avenir.
Les seuls stocks alimentaires dont nous disposons sont détenus par les éleveurs
En Belgique et en Wallonie, nous disposons essentiellement d’un stock alimentaire : la viande sur pied présente dans les élevages totalise un poids supérieur à celui des habitants du pays. Ainsi la Wallonie compte 3,5 millions d’habitants humains pour 1,1 millions de bovins ; 7,1 millions de volailles et un peu plus de 400 000 porcs, chèvres et moutons.
Cet élevage est globalement très dépendant de l’importation de protéines végétales américaines ou de la transformation en aliments pour bétail de protéines végétales européennes consommables par les humains.
En cas de stress impactant la disponibilité de ces productions végétales, les éleveurs vont rencontrer des difficultés et ils y réagirons en réduisant la taille de leurs élevages à ce qu’ils peuvent continuer à nourrir.
Les élevages industriels plus ou moins hors sols sont très peu résilients, ils n’ont généralement pas de liens directes avec les consommateurs et ont une autonomie réduite voire nul dans la production de leurs intrants.
Cette situation les rends fragile et peut amener, en cas de problème, à ne pas être en mesure de valoriser cette viande sur pied.
Il sera donc vital de soutenir ces producteurs en organisant des chaînes logistiques permettant de valoriser rapidement ces produits et d’alimenter les consommateurs nécessiteux par exemple.
La première étape consisterait à repérer et référencer ces producteurs vulnérables et les autres acteurs de la chaîne d’approvisionnement (abattoir, transporteurs, entrepôts frigorifiques, bouchers).
La démarche ne devra pas omettre de rémunérer l’agriculteur pour cette production, car ce dernier ne pourra pas assumer seul ses pertes et l’éventuelle reconversion de son activité afin de la rendre plus résiliente.
Pour se faire une idée, notons par exemple que l’achat d’une poulette prêt à pondre représente pour l’éleveur un investissement actuellement de plus de 4€/poulette non-bio, faites le calcul pour un « petit » élevage de 12 000 poules ou un plus gros élevage de 120 000 poules…, il ne s’agira pas ici de recycler pour les pauvres les 2-3 % de produits ayant atteint la date limite de commercialisation d’un super-marché traitant des volumes considérables et qui bénéficie par ailleurs déjà de mesures fiscales (« centre de coordination ») très avantageuses ; il s’agit de sauver de la faillite, voire du suicide un agriculteur sur-endetté et produisant à prix coûtant. Un agriculteur qui disparaît, c’est une bibliothèque de savoirs de la terre qui brûle.
Fermes d’avenir
A l’exacte opposé de cette situation on trouve les petits producteurs orientés circuit court, les artisans transformateurs, les maraîchers de village ou de quartier, les micro-fermes agro-écologiques, les projets de permaculture,…
Si ces activités ne disposent pas actuellement du potentiel de nourrir au pied levé la population en cas de crise, ils préfigurent pourtant ce qu’une agriculture locale d’avenir, apte à nous mettre à l’abri des crises alimentaires, peut représenter : écologique, sociale, résiliente, productrice d’aliments de haute qualité,…
En outre ils constituent l’essentiel des installations des producteurs qui ne sont pas issus du milieu agricole dans le cadre d’un certain « retour à la terre », ce sont eux qui compensent partiellement la lente et continue érosion du contingent agricole (-3 %/an depuis plusieurs décennies) et de ce fait ils représentent certainement une des agricultures d’avenir car cette dernière a la capacité d’encore faire rêver.
Si ces projets doivent faire l’objet d’une attention et d’un soutien particulier, c’est avant tout en raison de leur potentiel de développement. Même petits, ces projets peuvent inspirer largement, ils mettent au point de nouveaux modèles plus performants, ils constituent potentiellement des lieux de formation permettant le déploiement rapide d’une nouvelle agriculture.
Comme on l’a vu dans le cadre de deux célèbres blocus, celui de Cuba et celui de l’Angleterre durant la seconde guerre mondiale, en 2-3 ans il est possible de reconvertir notre agriculture, et même une agriculture industrielle tournée vers l’exportation, en une agriculture locale, auto-suffisante et vivrière. Dans un tel scénario, ce seront ces petits producteurs qui constitueront le principal ferment, l’embryon de ce redéploiement.
Or jusqu’ici cette agriculture s’est développée en comptant presque exclusivement sur le soutien des consom’acteurs, un soutien qui a considérablement faiblit en 2021 dans le contexte de la crise sanitaire.
Ces producteurs ne bénéficient en effet de pratiquement aucun soutien public et ils doivent faire face à la concurrence d’une agriculture industrielle fortement subventionnée, c’est sans doute essentiellement cette situation qui explique son faible développement actuel.
Pour comprendre et fixer les idées, notons par exemple que l’agricultrice européenne qui percevait le plus de subventions était jusqu’il y a peu (brexit) … la reine d’Angleterre. En effet, même si elles ont étés découplées de la production, les aides européennes à l’agriculture sont toujours liées à la surface cultivée. En moyenne l’agriculteur wallon touche 21 000€ d’aides mais cette moyenne cache de grandes disparités, ainsi un agriculteur qui cultive dans le Condroz 400 ha, dispose de deux étables à blanc-bleu et de deux élevages porcins a touché plus de 400 000€ de subventions/an, alors que son voisin éleveur de taille moyenne touche environ 50 000€ d’aides.
Pendant ce temps là, le producteur maraîcher sur 1 ha, la micro-ferme de 3 ha ou encore le petit élevage de brebis laitières sur 5 ha sont clairement défavorisés. Si même ils faisaient les démarches, le producteur sur petite surface ne pourrait toucher, au taux moyen de subvention de 400€/ha, que quelques centaines voire milliers d’euros alors que en moyenne la rémunération des agriculteurs en grand est entièrement couverte par les subventions.
Redéployer des micro-fermes vivrières et paysannes, l’agroécologie en tous lieux, en finir avec l’agrobusiness consisterait simplement à appliquer la revendication de la confédération paysanne : subventionner pour le même montant l’emploi agricole en lieu et place des ha et des têtes de bétail.
Peut-être y viendra-t-on en 2025 après la dure réflexion qu’induit une grave crise alimentaire, mais d’ici là, le jeu des lobbys et l’éloignement des lieux de décisions rendent un tel changement difficile à espérer.
Que faire alors à un niveau local où nous aurons à subir les effets de cette politique ?
1° Donner accès à la terre pour les nouveaux producteurs
Le premier frein pour démarrer une projet agricole lorsqu’on ne provient pas de ce milieu est l’accès à la terre. Les bonnes terres sont hors de prix, verrouillées pour des décennies par des baux à ferme, elles ne s’échangent pas publiquement mais via des accords entre agriculteurs du sérail. Les nouveaux agriculteurs ne peuvent dès lors tout simplement pas s’installer parce qu’ils ne trouvent pas de terre.
Ce problème peut être contré par une politique volontariste et favorable aux petits projets vivriers de la part des acteurs qui détiennent la terre, chaque commune wallonne dispose de réserves foncières, souvent constituées d’ailleurs des anciens « sarts », les terres communes des villages. Des particuliers, des propriétaires terriens détiennent l’essentiel (70%) des terres wallonnes et peuvent parfois prendre en compte le projet agricole dans le cadre de leur relocation. Des acteurs aussi inattendus que les entreprises et, on l’oublie souvent, les agriculteurs eux-mêmes peuvent décider de consacrer une part de leur patrimoine foncier à l’installation d’un petit producteur de proximité. Plus largement, il y aurait un enjeux politique à simplement rendre transparent à qui appartient la terre et quelles sont les terres potentiellement disponibles pour de tels projets.
2° Sécuriser les débouchés à prix rémunérateur
Trouver un débouché stable pour ces produits est devenu aujourd’hui une préoccupation essentielle pour le secteur. D’une façon ou d’une autre, il s’agit d’avancer vers des formes de contractualisation et de pré-financement de la production de type AMAP (Association de Maintient de l’Agriculture Paysanne) ou CSA (Community Support Agriculture).
Des engagements réels des pouvoirs publiques pourraient être pris pour fournir les crèches, écoles, cuisines de collectivités ou épiceries sociales au moyens de ce type de produits, on en parle depuis longtemps. Ici les freins sont les procédures de marché publics et le fonctionnement des cuisines. Il faut s’adapter à des plus petits volumes, à des fluctuations saisonnières et à retravailler les produits (lavage, épluchage,…), bref cela demande plus qu’une volonté : un engagement.
Il y a un besoin en structures intermédiaires, distributeurs de paniers, acteurs de la logistique et de la transformation et globalement ces structures existent. Toutefois, dans le contexte actuel, elles sont plus axée sur la satisfaction du consommateur que sur la prise en compte des contingences du producteur. En année 1 ou 2, le producteur débutant aurait envie de s’entendre dire : « livre ce que tu as et on se débrouillera avec » ; à partir de l’année 3, le producteur chevronné peut planifier sa production sur l’année, garantir des volumes et il souhaiterait obtenir un engagement ferme de pouvoir les écouler. Mais s’entendre dire : « cette semaine madame untel veux 3 carottes », c’est ingérable.
Pour régler le problème de volume de livraison, des employeurs pourraient par exemple contractualiser directement avec les producteurs dans le but de fournir à leurs salariés des paniers de produits hebdomadaires.
Globalement tout existe déjà mais ces initiatives sont restées marginales ou laborieuses dans un contexte d’abondance alimentaire, la pénurie pourrait toutefois les stimuler et leur donner tout leur sens.
3° Subventionner le travail agricole
Si les vocations d’un retour à la terre sont nombreuses, beaucoup se découragent. En Europe le revenu moyen des agriculteurs atteint seulement 40 % de celui des autres secteurs (avec les subventions agricoles, c’est ce qui nous permet de bénéficier d’une alimentation 4 fois moins cher qu’en 1950). Le modèle de micro-agriculture basé sur le maraîchage permet de dégager des revenus importants par ha, ce qui rend l’installation possible avec un investissement raisonnable. Toutefois la production maraîchère sur petite surface ne permet « que » (car il ne dépend d’aucune aide) de dégager un revenu de l’ordre de 6€ brut de l’heure, soit bien en dessous du seuil de pauvreté (7€ net de l’heure).
Face à cette situation il est évident que si on souhaite voir se redéployer une petite agriculture vivrière de proximité, un des principaux levier sera la revalorisation salariale de la profession.
On peut dès lors se demander combien cela nous coûterait pour que juste devant chez nous on nous cultive de délicieux produits de terroir couvrant l’essentiel de nos besoins alimentaires.
Selon l’étude « Les compagnons de la terre – Réinventer l’agriculture en Wallonie » – 2014, produire un peu plus de 70 % de l’alimentation des Wallons au moyens de micro-fermes de proximité impliquerait la création de 44 000 emplois agricoles.
Si il conviendrait de subventionner chacun de ces emplois de 25 000€/an, ce qui permettrait de rattraper l’écart vis-à-vis des autres secteurs et de payer les travailleurs agricoles comme des ouvriers normaux, il en coûterait un peu moins de 1€/jour et par Wallon.
1€/jour et par Wallon serait donc le coût, pas trop exorbitant, de la sécurité (être sûr de manger) et de la souveraineté (décider ce que l’on va manger et de la manière dont il sera produit) alimentaire.
Il existe en outre différents systèmes existants permettant déjà de mettre à disposition de l’agriculture de proximité, sociale, citoyenne, des travailleurs subventionnés.
Ainsi le dispositif art. 60 permet assez simplement aux communes de fournir des travailleurs agricoles gratuits dans le cadre d’un projet d’insertion socio-professionnel de personnes émergeant au CPAS. Par ailleurs, le système fiscal belge permet à des organismes privés d’octroyer des bourses exonérées d’impôts à des individus, ici porteurs de projets agricole.
4° Mutualiser l’achat de matériel
Le développement de ces activités nécessitent évidement une certaine capitalisation, il s’agit ici d’investissements dans du matériel (tracteurs, serres, ateliers de transformation, véhicules de livraison,…) et donc de retour financier possibles selon des modèles coopératifs de « slow business » permettant de rémunérer le capital autour de 2-3 %/an, la mesure fiscal du taxe shelter start-up permet déjà de financer, via un crédit d’impôt, 45 % de cet investissement.
Dans la perspective d’équiper 14 600 micro-fermes aptes à fournir 70 % des besoins alimentaires Wallons, l’investissement s’élèverait à environs 1000 €/Wallon.
5° Former les nouveaux agriculteurs
Si il s’agit de créer 46 000 nouveaux emplois agricoles dans les prochaines années, la formation est certainement un facteur clé. Les nouveaux agriculteurs non-issus du milieu agricole sont souvent des personnes qui ont un parcours professionnel dans d’autres secteurs et qui souhaitent se reconvertir.
Atteindre un objectif de reconversion de notre agriculture en 5 ans nécessiterait de développer des formations courtes orientées pour porteurs de projets agricoles. Globalement les opérateurs et les formateurs existent mais ils sont sous-financés, la redéfinition du cadre de ces formations (en vue de les orienter sur des profiles de gestionnaires d’entreprises agricoles) et une enveloppe supplémentaire de quelques millions d’euros pourrait permettre à la Wallonie d’atteindre les objectifs de relocalisation de son agriculture en moins de 5 ans.
Et même si il fallait se baser uniquement sur des financements privés, il serait possible de former les candidats producteurs en 3 mois pour environ 2000€/participant.
Vtopia : un exemple inspirant
Situé à Oupeye, près de Liège, le projet Vtopia développe depuis 2020 un nouveau modèle d’agriculture végane et participative sur 2,6 ha.
Ce projet est innovant à plus d’un titre, comme d’autres projets innovants, il ouvre des pistes qui préfigurent ce que l’agriculture du future pourrait devenir.
Vtopia n’a jusqu’ici bénéficié d’aucun soutien public. Le projet est mis en œuvre par une association sur fonds propres et les terres sont cultivées par une petite équipe de bénévoles qui se réunit tous les mardi et vendredi pour cultiver la terre en chantier participatif formatif ouvert à tout le monde.
Les légumes sont disponibles à prix social, sur place en auto-cueillette, en abonnement panier de type AMAP ou encore via l’épicerie sociale « Bicarbonate et Topinambour ». Suite à une collaboration avec Foodarity et le friskot, un panier est déjà livré chaque semaine à une personne dans la précarité et les légumes qui ne sont pas pris par les clients peuvent être distribués via des systèmes de solidarité.
Le projet repose sur des alliances avec des entreprises : Le promoteur immobilier Matexi a fournit le terrain dans le cadre de son projet de lotissement au sein duquel il avait intégré un espace « paysage productif et éducatif ».
La fertilisation du sol vivant se fait grâce à l’aide de la société Intradel, gestionnaire de déchets, qui fournit le broyat (BRF) dans une optique où les déchets verts de la ville sont mis à profit pour en nourrir ses habitants de façon circulaire.
Enfin la Coopérative De la Terre à l’Assiette investit dans le matériel agricole et le loue au projet à tarif social, ce qui permettra de dégager un petit dividende de 2 % pour les coopérateurs qui sont aussi souvent des clients.
Pour des raisons essentiellement écologiques, le projet s’essaye à l’agriculture végane, c’est à dire sans lien avec l’exploitation animale, et de ce fait il ne dépend pas de l’importation d’aliments pour bétail. Il ne dépend pas non-plus de l’achat de fertilisants chimiques ou organiques car Vtopia produit son propre fertilisant sous la forme de foin. Après une première année de fauche des prairies dont Vtopia a la jouissance, les resserves en foin permettent d’assurer les besoins en azote des deux prochaines saisons de culture.
Le foin est épandu et mélangé aux copeaux de bois ce qui constitue un aliment de premier choix pour les vers de terre.
L’objectif à terme est de constituer une véritable oasis de biodiversité, un agro-écosystème auto-fertile. Dans ce but une grande quantité d’arbres fruitiers sont en train d’être plantés. Les arbres apporteront le carbone et les prairies l’azote pour nourrir la vie du sol et faire pousser les cultures.
Pour financer ces arbres Vtopia a organisé un crowdfunding qui a récolté un plein succès, l’essentiel des fonds a été récolté en 2 semaines de campagne intensive.
La plus grosse contribution a été apportée par un voisin qui se rappelait avec nostalgie avoir chapardé des pommes dans les anciens vergers aujourd’hui disparut et que Vtopia compte replanter.
A l’avenir le projet développera un axe de formation et d’insertion socio-professionnelle, déjà plusieurs stagiaires sont venu s’initier à l’agriculture végane.
Conclusions
Si nous avons à faire face à une crise alimentaire, les solutions existent mais pour les mettre en œuvre, si possible dès maintenant, il faut plus que des bonnes intentions, il faut des actes, des engagements.
A défaut, la crise aura au moins le mérite de rappeler à chacun l’importance de l’alimentation.
Manger est littéralement une question de vie ou de mort, en outre la production de notre alimentation a un impact environnemental considérable à tous les niveaux. Plus positivement, manger est un de nos principaux point commun, la gasronomie nous réunit.
Et comme par ailleurs, « on ne mord pas la main qui nourrit », il est illusoire de même imaginer disposer d’une indépendance politique ou même simplement d’une liberté de penser sans avoir assuré son indépendance alimentaire.
Hors il ne s’agit pas de tous faire son jardin, l’agriculture a ceci de spécifique qu’elle est nécessairement collective, personne ne peut assurer son indépendance alimentaire seul, alors elle est peut-être aussi le moyen de nous retrouver, de refaire société, au-delà de toute ces crises.